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Thom Yorke, avec The Smile : “En général, je ne sais absolument pas où je vais, ce qui est plutôt pratique”
Une musique cérébrale ? À l’occasion de la sortie de “Cutouts”, troisième album du trio qu’il forme avec Jonny Greenwood et Tom Skinner, le chanteur de Radiohead raconte comment leur musique est plutôt affaire d’instinct et de rythmes.
Par Hugo Cassavetti
En 2022 paraissait A Light for Attracting Attention, le premier album de The Smile, nouveau projet de Thom Yorke associé à son vieux complice de Radiohead Jonny Greenwood et le batteur de jazz Tom Skinner (Sons of Kemet). Une œuvre aussi harmonieuse qu’audacieuse qui s’est avérée loin d’un coup sans lendemain. De concerts intenses et habités en albums (le dernier, Cutouts, vient de paraître) qui tiennent remarquablement leur cap exigeant, The Smile est parti pour s’inscrire dans la durée. Thom Yorke a répondu, à sa demande par écrit, à quelques questions sur la nature même de cette formation dont l’effet stimulant s’entend dans des chansons aussi lumineuses qu’atypiques.
Avec The Smile, vous êtes prolifique comme vous ne l’avez jamais été… S’agit-il d’une cure de jouvence ou bien sentez-vous déjà qu’il n’y a plus de temps à perdre ?
Cette impression d’être devenu très prolifique n’est qu’une illusion. Nous avons commencé à jouer ensemble, tous les trois, juste avant la pandémie. Il y a donc déjà plus de cinq ans. Le premier album a été enregistré pendant la pandémie, par à-coups, dès que la situation le permettait, avec de longues périodes frustrantes de pauses imposées. Pendant tout ce temps, nous n’arrêtions pas d’échanger à distance des idées, qui ont nourri l’album suivant. Puis on a beaucoup tourné ensemble, on a testé des choses en répétition ou sur scène. La chanson Bending Hectic est le parfait exemple de ce processus de création. Assez spontané, très agréable et amusant à réaliser.
Quant à savoir si nous avons retrouvé l’esprit d’un jeune groupe, ma jeunesse me paraît si loin que je ne m’en souviens pas. Mais j’en ai un aperçu lorsque j’échange avec mon fils Noah sur son rapport à la musique. Je crois profondément à la nécessité de préserver l’esprit d’un débutant, ce sens de l’inconnu, de ne pas savoir où l’on va, de suivre son instinct. Et plus encore de se méfier de toute certitude, de tout sentiment d’œuvrer dans un terrain connu qui a déjà fait ses preuves. Le pire ennemi de la création est l’association d’un ego considérable et d’une conviction d’avoir raison, de savoir ce que l’on veut. Le résultat est rarement à la hauteur.
Ensemble, nous avons compris que, dans nos bons jours, tout se mettait en place assez naturellement. Lorsqu’une idée est vraiment bonne, elle se matérialise vite. Cela tient beaucoup à Tom Skinner, qui a derrière lui une longue expérience de l’improvisation, d’être constamment dans l’instant. Quoi que nous proposons, il peut réagir et embrayer aussitôt. Son impressionnante réactivité est un défi constant pour Jonny et moi, et on a intérêt à pouvoir le suivre instantanément, quitte même à faire semblant et à faire des retouches plus tard. C’est surtout vrai pour moi, m’accrochant péniblement au wagon des deux autres, avant de retravailler derrière sur la bande enregistrée. Mais l’idée initiale est toujours préservée, la base, comme un engagement de notre part à ne pas la trahir.
Heureusement, il existe une véritable complicité entre moi et Jonny. Nous jouons ensemble depuis quasiment l’enfance, on se comprend sans parler et nous pouvons nous aventurer de concert, en confiance, vers l’inconnu. Plus de temps à perdre ? Évidemment, mais n’est-ce pas toujours le cas ? Le temps est toujours un bien des plus précieux. Si vous savez où l’on peut s’en procurer davantage, je suis preneur. Et un rab de bande magnétique ne serait pas du luxe…
C’est une impression, ou vous avez l’air de vous amuser comme jamais avec The Smile ?
Contrairement à une croyance populaire (ou à un mythe assez fastidieux), j’adore ce que je fais et il n’en a jamais été autrement. Même lorsque tout le reste va à vau-l’eau, je me sens démesurément verni. Je sais qu’il en va de même pour Jonny (alors même qu’il se remet encore difficilement de sa grave maladie). Idem pour Tom Skinner. À vrai dire, je ne suis malheureux que lorsque ce privilège, pour une raison ou une autre, m’est retiré.
Pourriez-vous définir l’évolution ou le progrès – dans l’écriture ou dans votre complicité – effectué d’un album à l’autre ?
Je ne perçois pas les choses en termes d’évolution ou de progrès. Nous continuons d’explorer, en relevant constamment des défis. Ce qui ne signifie pas nécessairement œuvrer dans la complexité. Le défi peut même être totalement l’inverse : rechercher la plus élégante des simplicités. C’est une équation très étrange, il faudrait une éternité pour la résoudre. Un des groupes qui m’a beaucoup inspiré au moment de former The Smile était This Heat [formation post-punk anglaise de la fin des années 1970, ndlr], pour leur approche et philosophie de la composition, de l’enregistrement. Surtout la manière dont les trois membres s’autorisaient à aller musicalement où bon leur semblait, obéissant à une logique qui leur appartenait. Un chaos orchestré en toute liberté.
Les rythmes toujours inattendus de Tom Skinner semblent constituer l’épine dorsale de The Smile. Son jeu a-t-il modifié votre approche de l’écriture ?
Difficile à dire. Car le rythme est essentiel pour moi depuis longtemps. Si une musique, quelle qu’elle soit, me donne envie de danser, alors tout coule de source, notamment les textes. Jonny et moi, nous nous épanouissons dans ce format de trio, avec Tom aux commandes, et même si la musique emprunte des formes parfois complexes, on ne le ressent jamais ainsi. Ça coule, sans effort, tout simplement. Je pense même que là réside l’ingrédient majeur de The Smile.
Chacun d’entre vous poursuit des projets personnels. Cela permet-il d’évacuer toute forme de frustration ou de tension au sein de The Smile ?
C’est probable, même si, honnêtement, je n’en suis pas certain. Car même lorsque je travaille seul, j’ai toujours besoin d’un partenaire, d’un regard extérieur sur ce que je fais. Je ne me sens jamais autant frustré que quand je travaille en solitaire ! La plus infime des réactions ou suggestions venues d’un autre me permet d’emprunter une voie bien plus excitante que celle que je me trace tout seul. Le chemin emprunté est autant une source de joie que le but atteint, et plus encore si on est plusieurs à s’y engager. Et j’éprouve le même plaisir à travailler en collaboration sur les visuels du groupe, notamment les pochettes que je peins avec Stanley Donwood.
Mais je crois que Jonny fonctionne autrement, il est plutôt du genre à se fixer un but et fera tout pour l’atteindre. Je sais aussi que lorsqu’il compose des musiques pour Paul Thomas Anderson, ils communiquent et échangent beaucoup. Quant à Tom, il ne tient jamais en place et la liste des projets auxquels il participe est vertigineuse !
Quelles sont les parts d’improvisation et de préméditation dans The Smile ?
L’improvisation est essentielle, mais elle se greffe généralement sur un cadre un peu structuré. Les motifs surprenants, atypiques, que Jonny crée à la guitare servent souvent de point d’accroche, tel un canevas sur lequel on peut broder. Généralement, je ne sais absolument pas où je vais, ce qui est plutôt pratique. Autrement, on peut aussi partir d’une séquence programmée. Beaucoup de nos chansons ont été bâties à partir de deux trois prises enregistrées, dont on ne découvre qu’après le réel potentiel. Zero Sum, sur Cutouts, en est un parfait exemple : nous étions tous les trois dans le studio de Jonny et, en deux temps trois mouvements, on a couché sur bande un arrangement qui nous paraissait très approximatif, avec une partie vocale totalement improvisée. Finalement, ce qui semblait à l’état d’ébauche est devenu la matrice du titre finalisé. En fait, il s’était matérialisé avant même que nos esprits analytiques ne puissent intervenir et la gâcher…
À l’écoute de The Smile, difficile de ne pas songer à l’esprit du rock progressif britannique de la fin des années 1960, où tout semblait possible, avec des frontières entre jazz, pop et rock des plus poreuse…
Sincèrement, ce n’était pas une de nos références. À vrai dire, je ne suis pas du tout familier avec la scène de Canterbury, une lacune à n’en pas douter. J’ai essayé de m’intéresser au rock progressif mais cela ne m’a pas beaucoup parlé. Une musique trop cérébrale et calculée, je trouve. Ce qui n’a rien de répréhensible, loin de là, sauf que je reste à la porte. Et je pense que Tom et Jonny sont du même avis. Jonny est autrement plus passionné par The Fall, par exemple. Ensemble, on discute surtout beaucoup de jazz. Tom m’a énormément appris et Jonny possède une culture jazz assez vaste. Je suis un peu le touriste de l’affaire. Ma connaissance se limite essentiellement à Charlie Mingus, Sun Ra, John Coltrane et le Miles Davis des années 1970. Mais Tom Skinner et le saxophoniste Robert Stillman me font découvrir des tas de merveilles. J’ai l’impression de me joindre un peu tard à la fête… une fête qui n’est assurément pas celle du prog !
Quels sont vos héros musicaux communs ?
Je ne m’aventurerai pas à répondre pour les autres, nos modèles sont très différents et divers. Mais si je dois citer des artistes qui nous ont particulièrement accompagnés lors de nos derniers déplacements en tournée, je dirais Bill Evans et les œuvres chorales de Morton Feldman. Mais cela peut changer d’une semaine à l’autre, et le spectre, à nous trois, est des plus large. Il suffit d’écouter les podcasts de Tom Skinner pour s’en rendre compte…
Désolé pour la question : huit ans depuis le dernier album de Radiohead… un retour est-il envisageable ?
Vous n’avez pas à être désolé, c’est votre métier de demander. Je ne peux malheureusement pas offrir une réponse satisfaisante, puisque je n’ai rien à dire de concret. C’est même le vide dans mon esprit.